LA CHUTE

Je tombe
Depuis toujours je tombe
je ne sais pas depuis quand je sais que je tombe
je sais que depuis toujours je tombe

 

Il y a eu une explosion ou un éclair noir, un rire
immense désespoir,
ou un cri,
ou le fracas d’une forêt qui craque se brise et s’effondre
Et la chute, le vide, la glace noire de l’espace

 

Mes os craquent mon crâne ruisselle
je sue la peur verte
J’ai mal au fond de la moelle,
mes os crient mon crâne grince

 

sous la pression la tension plongée dans la peur
mon crâne se fend mon esprit se tord,
mille pages d’un livre qui brûle
mon crâne se fend mon esprit se tord,
comme une roue se voile
depuis je tombe en godillant
corps boiteux volant
virgule dans l’infini

 

je tombe je frôle les étoiles
je tremble je me brûle aux soleils
je sue je gèle je me blesse aux comètes
je pleure mes larmes glacent mes cheveux

 

je suis une grotte de calcaire et d’eau
refermée resserrée interdite
embrassée sur elle-même
Je tombe dans l’infini noir

 

le choc
tomber dans l’air stratosphère l’explosion le corps en milliards d’atomes
poussières d’espace
le temps vibre à mes oreilles
le temps gronde à mes tympans
Beffroi, carillon, grandes orgues au firmament

 

Je frôle des nuages stradivarius
Leur douceur m’effraie
Cuirassé de terreur je les déchire
Et je tombe

 

Je ne sais pas depuis quand je sais que je souffre
Je sais que depuis toujours je souffre
Coupable contrit blessé boursouflé
De honte de haine de gène de peine

 

Je frôle les nuages
Ils sont roses je suis gris
Vert de gris presque mort
Il paraît que le ciel est bleu
Je n’ai jamais connu que
Le sombre l’obscur
Et les étoiles
Noires

 

Mes larmes brûlent les nuages
Lambeaux de caresses
Quelle souffrance plus grande encore
Serait de m’y laisser aller ?

 

Seul seul seul
Séparé toujours exilé
Le pire exil celui d’on ne sait où
Comme si
Peut-être
Je suis séparé de ce que je suis

 

Je tombe, depuis toujours je tombe
J’attends le choc, immense et soudain
Et soudain plus rien
J’attends le choc inouï
Et m’arrêter enfin

 

Je tombe et j’attends
Le sol, l’acier, le dur, la mort
Silence, vide, noir
La paix enfin
La fin

 

HYPNOS

 

Et soudain
saisi attrapé retenu enlacé
dans les bras d’une ombre immense
Soudain léger sans poids sans armes
Je sens que je sens, je sais que je sens
Je ne sais pas quoi
Le contraire de dur, le contraire de froid
Je me débats je combats je rue je renâcle
mais ces bras sont plus grands que moi

 

         – Qui es tu ?

 

         – Je suis, je ne suis pas.
         Je suis dieu, je suis toi,
         Je suis le miroir je suis le conteur
         Je suis le fils de la nuit le frère de la mort le père des rêves
         Je suis celui qui marche pendant que les autres dorment.
         Veux-tu souffrir encore longtemps ?
         Je peux t’arracher les dents ou les doigts ou les yeux
         tu veux ?

 

M’échapper le tromper m’enfuir !
Je mords sa main je mords le vide
Ça le fait rire, rire d’enfant, cristal pur

 

Et du trou dans le vide jaillit
une lumière dorée orange bleutée qui m’aveugle
Par le trou dans le vide jaillit
un morceau de ciel rose un tourbillon d’abeilles
Par le trou dans le vide jaillit
une cascade un torrent un delta
qui me lave m’étrille me lustre me noie
Par le trou dans le vide jaillit

 

Mon cœur qui bat. Je l’avais oublié celui-là.
Qui bat…
Qui bat ?
Qui bat.
Et qui parle :
         – Il t’a posé une question, réponds !

 

Mon cœur dans les mains, mon corps dans Ses mains
Il me pose.
Il est immense, je suis tellement petit.
Il sourit, Ses yeux jaunes fendus Ses bras brillent d’écailles
Il ondule Ses mains s’ouvrent
par le trou dans le vide je vois
ma vie passer en éclats

 

         – Ecoute ton cœur… il veut caresser les nuages bondir aux      horizons embrasser les étoiles !

 

         – Moi je sais souffrir tomber gémir
         Je sais blesser être blessé
         je sais geindre, crier, me plaindre
         Du froid, de la nuit, de la peur
         Mais caresser bondir embrasser ?
         Je ne sais pas !

 

         – Tu ne sais pas ? Alors…Les dents les yeux ou les doigts ?
         – Non non attend ! Je veux bien essayer…

 

Par le trou dans le vide jaillit un éclair rouge
Il frappe fouette et lacère :

 

         – Essayer ? C’est trop peu !
         Pendant mille ans tu es tombé
         Continue si tu veux !

 

J’ai peur, dieu que j’ai peur
Si dire, si je dis,
Si ça bouge là-dedans
Tout ce que j’ai fait, défait, mal fait
Tout ce qui griffe et coince et grince
Tout ce qui blesse et suinte et brûle
Oh que j’ai peur
Je sais trop comment on trahit comment on est trahi
Seul humilié tout petit
Je sens trop la pointe de glace
L’injustice à la gorge le cœur brisé
La boule noire d’émotion glacée
Immobile terrifié tétanisé
Seul et si petit
Impuissant comme un caillou
J’ai si peur
si dire si je dis
ce que je suis ce qui je suis
Quel monstre
indigne de tout
Seul seul seul
Abandonné rejeté sur la rive
Au bord juste au bord de la vie
Seul et si petit
Sans mot sans phrase
Derrière la porte fermée
Puni.

 

Au bord du vide au seuil de la terre je titube
Je Le sens je Le sais derrière moi Il attend.
Il m’attend Il attendra mille ans encore
Alors …

 

LE SOIN

         – Alors que veux tu ?

 

         – Je veux suivre mon cœur, savoir danser, tomber, me relever et rire, caresser bondir embrasser !

 

La porte s’ouvre
Je sens, je sais que je sens,
chaleur douceur
et la pointe de glace fond fond fond
Petite marionnette

 

Il sourit Ses yeux jaunes fendus
Si tendres
Il m’attrape me soulève m’élève
         Je tourne avec lui
                   Et je retombe en moi
                            Ralenti chute immobile
                                      Le temps s’arrête
                                               Le temps s’ouvre

 

Il dit :
         – J’appelle à l’Est, au Sud,
         A l’Ouest, au Nord
         J’appelle au ciel et à la terre
         Au centre du monde

 

Et j’entends je vois je sens
mon cœur qui bat

 

Il dit :
         J’appelle les soleils, les animaux
         Le sable des déserts,
         Le vent qui vague
         L’eau des nuages
         L’étoile dans la mine
         Le cœur de l’univers

 

Et je sens, je sais que je sens
L’amour océan qui me lustre et me noie

 

Je nais
Et je pleure un soleil sans larmes sans armes
Une forêt, un ciel des abeilles

 

Mon cœur cabriole
Comme un taureau volant
J’entends un dragon rire
Au fond du ciel blanc

 

J’appelle papa maman
Et je sais, je sens que je sais
Je suis mon père
Je suis ma mère
Ma sœur mon frère

 

Humain !!!

 

Il m’émeut Il est moi
Emoi
Emoi
Il me touche je m’allège,
Sa voix m’accompagne
Il chuchote Il sussure
les mots s’échappent
         m’échappent
                   s’envolent
                            je vole plané intérieur
                                     lent tourbillon
                                               tempête de plumes

 

mon cœur est une étoile
mon cœur est un marin
je remonte du delta jusqu’à la source
Rivière de perles, ma mémoire

 

Tout nu tout petit
Grand savant ignorant
Avant
Grand ouvert, curieux gourmand
Sans larmes sans armes
Avant

 

Le conteur rit dans le miroir
Ses yeux jaunes fendus immenses il dit :
         – Attention
         Là, c’est là, l’instant fragile
         Que tout recommence
         Cet enfant chéris-le
         C’est toi !

 

Indécis maladroit
Je n’ose pas ne sais pas
         – Et s’il tombait ?
Le conteur rit dans le miroir, il dit :
         – Trouve, imagine, invente !

 

L’enfant me tend les bras
Mes mains s’ouvrent et m’accueillent
Je m’abandonne je me découvre
Rouge gorge
Comme un guerrier cuirasse tombée
Innocent

 

Les bras m’en tombent
L’enfant bondit s’envole cabriole
Sème de petits caillous blancs
Saltos perles et diamants

 

Je le regarde éperdu je l’ai lâché !
Quelle buse
Déjà perdu, il s’en va il me fuit
Je sens je sais que je sens
La solitude au creux des mains

 

Le conteur dit
    – Trouve, imagine, invente !

 

Du ciel tombent des rubans
Funambule sur le fil du temps,
Je penche je trébuche je balance et je tiens
Le passé le présent l’avenir dans la main

 

Le temps s’éclaire et je découvre
ce que cache la mer
Les ravins les collines les jardins
Trésors noyés caravelles émergées
La lune a des ailes

 

Dans le ciel l’instant rit
Arpège de bulles dans le bleu
Mes yeux se perdent
Aveugle heureux

 

Et soudain je sens que
Je sais que je sens que
Si ça continue je lâche
Si je lâche je me perds
Je me perds et j’ai peur
Si je perds la peur
De disparaître
De me défaire me fondre me confondre

 

Le conteur rit dans le miroir :
         – Tu ne sauras pas tu ne sauras rien sans lâcher la peur que tu tiens !

 

Je cherche devant derrière à côté
Rien dans les mains dessus dessous
Je vois à mes pieds enchaînés
Un boulet un rocher un charnier
Coupable contrit blessé boursouflé
De honte de haine de gène de peine
Accroché à mon pied

 

         – Si je le laisse je vais tomber !
         – Comme un enfant qui apprend à marcher tu vas tomber te     relever rire danser bondir… Voler ?

 

Là-haut l’enfant l’instant appelle

 

         – Comment faire ? Trouve imagine invente je sais je sais !

 

Je tire sur la chaîne
Si fort attachée pourtant
Comme un gouffre qui me ressemble

 

Comment lâcher ce que j’étais
Lâcher ce que j’ai cru
Savoir ce que je sens, sentir ce que je sais ?

 

Je ferme les yeux je m’abandonne
J’entends mon cœur qui rit mon sang qui bat
Je sens que je peux
Dire adieu à la peur à la honte à la peine
maintenant

 

La chaîne n’est plus qu’un rien, un fil de soi
Dentelle résille toile d’araignée
Il suffit de lever le pied
Boulet rocher ravins charniers se dissolvent

 

Ne restent
Que la terre l’air la lumière le silence vibrant
l’instant dans le ciel
L’œil du conteur
Et moi

 

         – Qui suis-je alors ? Moi ?

 

Un pas, un autre, un saut, un autre
Je danse, je tombe, je ris, je rebondis
Emmitouflé dans les nuages

 

Et je sens je sais que je sens
Quelque chose qui gonfle
Qui enfle et explose mon cœur
De joie

 

Je suis, je ne suis pas,
Je suis le rien, je suis le tout,
Tout petit, immensément, à l’intérieur moi
Je grandis, galaxies au bout des doigts

 

Je suis l’univers l’humanité le temps
L’espace le vide le mouvement
Big bang je m’enflamme

 

Je suis une planète, une étoile, un homme, un enfant
Un morceau d’aurore où volent les oiseaux
Je suis la joie, la beauté, la Vie.

 

Je suis grand, unique, uni, puissant
Aussi grand que Lui maintenant
Dans le miroir où il a disparu
Et du trou dans le vide jaillit
Le miracle que je suis.

 

 
Emmanuelle Sardou
23 octobre 2016 – 3 Janvier 2017