Je me souviens la lumière était belle, lundi matin, et la vallée de la Vienne noyée de brume.

 

Dans ton cercueil tu avais toujours cet air de faire la sieste. Au-dessus du drap de satin blanc, il y avait des photos de toi, de ton bureau, de ton jardin, de ta famille.

Dalva a mis un dessin sur ton cœur. Nina une photo d’elle toute petite dans  tes bras. J’ai posé un bouquet de sauge du jardin, parce que tu aimes les jardins, et que c’est l’herbe sacrée des indiens.

Entre les feuilles Nina a glissé une dernière offrande, un petit bout de shit en forme de cœur. Comme ça tu étais paré.

Comme un gaulois ou un pharaon, tu es parti avec tout le nécessaire pour le voyage.

 

Et puis ils ont fermé le cercueil.

 

Sur le parvis de l’église, il y avait des tas de gens que je n’avais pas vus depuis des années. Et moi qui n’ai aucune mémoire des noms, j’ai pu les saluer tous en les appelant par leur prénom, comme si tu me soufflais à l’oreille.

 

Tes sœurs t’avaient tellement tanné que tu as fini par accepter l’idée d’une messe, à condition qu’il y ait du latin et des chants grégoriens. Alors, il y a eu du latin, des chants grégoriens, et même du grec. Tu avais connu le père Alain quand tu étais au petit séminaire, à l’époque où tu pensais devenir prêtre. Il a parlé d’amour, de révolte et de paradoxe. Ça t’a sûrement plu. Et puis on a lu le Sermon sur la montagne. Je me souviens il y a quelques années, alors que tu avais depuis bien longtemps balancé les bondieuseries par-dessus les moulins, tu m’avais parlé de ce texte, en disant que rien que pour ça, tu te sentais toujours chrétien.

 

Et puis on est partis vers l’usine à brûler les morts. Bien sûr, il y en a qui se sont perdus en route, et on a démarré en retard. Vendredi j’avais commencé une playlist qui allait durer plus de deux heures, et Jean-Marc est venu m’aider. Et puis on a appris qu’on avait 15 minutes – QUINZE MINUTES ! – de recueillement avant la crémation. J’ai appelé l’usine à brûler les morts, j’ai demandé un quart d’heure de plus, et ils ont dit oui. Le quart d’heure supplémentaire coûte 87,12€ TTC. Alors avec Jean-Marc on s’est coupé les pieds et les bras, et on a fini avec une playlist d’une demi-heure – L’ouverture de la Révolution Française, la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, Farewell Angelina, Hey Hey My My, et Hallelujah pour finir, bien sûr. Hallelujah qu’on avait chanté ensemble il y a quatre ans à l’Olympia, debout avec tout le public. Et quand on était sortis, tu avais fait remarquer qu’un concert de Cohen, c’est comme une messe en mieux.

 

A l’usine à brûler les morts, il y a une grande salle qui fait semblant d’être une église. Les employés ont tous l’air triste et compassé. Ils vous traitent comme de petites choses fragiles et vous promettent que vous aurez « tout le temps dont vous avez besoin ». Ils interviennent entre les chansons pour vous inviter à vous recueillir et à dire un dernier au revoir à Joseph – comme si on en avait besoin.

 

Et puis je lis ce que j’ai écrit.

 

Jo – Papa – Mon papounet

 

Je me souviens de tous ceux qui t’aiment et qui n’ont pas la chance d’être avec nous pour te dire au revoir. Je pense à Denis, Monique, Claude, Hélène et Michel au Québec. Je pense à Manfred en Allemagne. Je pense à Catufi, à Emma, à Justine, à Clément, à Julie, à Etienne, à Patrick, à Muriel, à Philippe, à Jean-Michel, à Valérie, à Paul…

 

Je me souviens encore de ta voix, quand dimanche dernier on s’est parlé pour la dernière fois – Enfin, peut-être pour la dernière fois.

 

Je me souviens qu’elle était un peu cassée, les mots sortaient comme bouffis par la morphine mais le message était lumineux, un vrai cadeau que j’ai envie de partager avec vous, parce que je crois qu’il peut consoler votre chagrin comme il console le mien.

 

Je lui demandais comment il se sentait et il a répondu « Je suis cerné par la gentillesse. Régine, mes sœurs, les gens de l’hôpital… Tu sais, la vie m’a gâté. Plus je vieillis plus je pense que je suis un homme gâté. Et même si ces jours ne sont pas les plus faciles, je suis vraiment, profondément reconnaissant ».

 

Un autre que lui se souviendrait qu’il est né pendant la guerre, qu’il a perdu son père trop tôt, qu’il a longtemps été déchiré par l’absence de ses fils, ou qu’il a vécu ces 15 dernières années avec les séquelles d’un premier cancer. Mais pas lui.

Lui, il était reconnaissant.

Je ne sais pas s’il était déjà très sage. Je crois qu’il cherchait le bonheur, et qu’il avait compris que la gratitude est un sentiment plus agréable que l’amertume.

 

Au-dessus de son bureau, il avait épinglé une phrase de Brassens qui disait « La seule révolution possible, c’est d’essayer de s’améliorer soi-même en espérant que les autres fassent la même démarche. Le monde ira mieux alors. Crois-moi, c’est le seul chemin. »

 

Je me souviens, quand j’étais jeune, il m’appelait souvent fille d’imbécile. Ça le faisait rire.

 

Jo, papa, mon papounet, souvent mes amoureux ont été jaloux de toi.

Ils disaient que je te mettais sur un piédestal. C’est vrai que je t’admirais énormément. Parce que tu avais inventé ta vie.

Tu as suivi une ligne qui n’était pas dessinée à l’avance.

Tu as cessé de croire à Dieu, et en passant par la drogue le sexe et le rock’n’roll, tu t’es mis à croire à la liberté.

La liberté de penser, d’aimer, de changer, de changer d’avis, de changer de vie, de devenir ce que tu étais – et d’en payer le prix. 

Pour ça, je t’admire infiniement.

 

Mais ça fait quand même un bout de temps que je te vois à hauteur d’homme. Et tu étais capable d’être très chiant aussi. Tu pouvais avoir un caractère de cochon, faire preuve d’une mauvaise foi sans limite, t’enfermer dans un abîme de silence, et je ne parle même pas de tes provocations mysogines à deux balles qui me rendaient folle.

 

N’empêche.

Aujourd’hui c’est moi qui suis reconnaissante.
Merci, Jo, de m’avoir appris à chérir mes doutes.

Merci d’avoir fait peser sur mes épaules le poids énorme de ta confiance à l’époque où je n’en avais aucune.

Merci de m’avoir écoutée, de m’avoir appris à m’écouter, et à écouter les autres.

Merci d’avoir su me demander pardon, et de m’avoir appris à demander pardon.   

Merci de m’avoir appris à  vivre mes émotions sans en avoir peur. Parce que voir son père pleurer, ça vous brise le cœur et ça vous le reconstruit plus fort qu’avant.

Merci de n’avoir jamais douté de mes choix,

Merci de n’avoir jamais eu peur à ma place.

Merci de m’avoir appris à chercher la justesse.

Merci de m’avoir appris à voir la beauté du monde.

Merci de m’avoir appris l’importance de la fraternité.

 

Et enfin, et surtout, merci de tes dernières paroles qui me consolent, qui me réchauffent et qui m’accompagnent pour la suite du chemin.

 

Bon voyage, Jo, papa, mon papounet, où que tu sois.

 

Et vous qui l’aimez, je voudrais vous dire que, où qu’il soit, il est toujours avec vous. Vous pouvez toujours fermer les yeux et vous souvenir de lui. Son sourire, son regard, ses gestes… Si vous êtes attentifs, quelque chose viendra. Ce sera une parole, une image, une sensation, un parfum, une note de musique… Et quand elle arrivera, vous saurez que c’est de lui qu’elle vient, juste pour vous.

 

Souvent il disait « Si Dieu existe, il nous a mis sur la terre pour être heureux ». Alors pour honorer sa mémoire comme on dit, je vous souhaite d’être heureux comme il a toujours cherché à l’être.

 

***

 

Et je reviens m’asseoir, et Farewell Angelina commence, et alors que je m’attends à ce qu’on puisse tranquillement écouter Neil Young, avant que le cercueil ne disparaisse sur Hallelujah, bah voilà que le cercueil commence déjà à descendre dans la trappe. Partir sur Farewell Angelina c’est pas mal, non plus.

 

Quand la musique s’arrête, le cercueil a disparu, la trappe s’est refermée, l’employé nous invite à nous retrouver dans un des salons attenants. Il s’approche de moi et s’excuse, il était « obligé de raccourcir, il y a une autre cérémonie derrière. Et puis vous avez eu la messe…» Comment lui dire que oui, les autres ils ont eu la messe, mais que pour moi, la messe, c’était l’Hallelujah de Cohen ?

 

Plus tard, on s’est tous retrouvés sous les arbres, sous le bouleau qu’Antonin et Pitou avaient repéré. Tes cendres sont tombées en pluie sur la terre. Nina en a subtilisé un petit peu pour les emmener aux Chapelains, où on plantera un arbre. J’ai caressé tes cendres, la terre, les feuilles au pied de l’arbre. Avec son couteau suisse, Vincent a commencé à graver un « J » dans le bois, mais ce n’était pas la peine : à  hauteur de regard, dans les dessins de l’écorce, on pouvait parfaitement lire « JO ». Antonin et Pitou avaient trouvé le bon arbre.